All delighted people

En prenant place derrière la réception du Bar Harbor Inn ce matin, je découvre avec surprise une feuille de papier posée sur le clavier de l'ordinateur. Un post-it collé par-dessus indique : "Elle m'a été recommandée par un ami. Tu as RDV avec elle à 11h30. A tout à l'heure ! ;-)" Je décolle la petite note manuscrite avant de parcourir le document. Il s'agit du CV d'une certaine Aurora Mitchell, comptable freelance.

Tu me connais vraiment trop bien, Sarah, je songe, amusée.

La semaine dernière, durant notre café quotidien, j'ai mentionné à ma réceptionniste et amie mon envie de déléguer certains côtés administratifs de l'hôtel, et plus précisément ma véritable bête noire : la comptabilité. Mais Sarah s'est sûrement douté que mon besoin de tout contrôler allait faire traîner cette décision en longueur. Elle a donc pris les devants pour m'aider à sauter le pas. Je ne manquerai pas de l'en remercier, quel que soit le résultat de cet entretien d'embauche.

En attendant le rendez-vous, je m'attèle à mes tâches habituelles, en commençant par la mise en place du buffet pour le petit-déjeuner. Peu à peu, les clients s'installent. J'en profite pour m'assurer que la nuit s'est bien déroulée pour chacun d'eux.

À 11h15, tout le monde est parti. Je suis seule dans le bâtiment à l'exception du service d'étage, occupé à remettre les chambres en ordre. J'entreprends de parcourir les arrivées du jour afin de préparer ces petites attentions personnalisées si chères à mes yeux.

Je suis absorbée par ce que je fais, mes iris rivés sur l'écran, lorsque la clochette de la porte tinte, indiquant que quelqu'un vient d'entrer dans le hall. Je songe tout d'abord à un client très en avance - ce ne serait pas la première fois ; puis je me souviens de ce fameux rendez-vous organisé par Sarah.

Je relève la tête et fais le tour du bureau afin de rejoindre la jeune femme, la main déjà tendue et mon habituel sourire chaleureux aux lèvres. Mais il s'efface dès lors que nos regards se croisent, cédant sa place à la stupéfaction, et mon cœur rate un battement.

Car malgré les années, je la reconnaitrai entre mille.
Et cette Aurora lui ressemble trait pour trait.

J'en reste bouche bée l'espace d'une seconde, incapable de réagir. J'aurais pu croire à l'un de ces fameux sosies que l'on a tous quelque part sur la planète, si ce n'est qu'en face de moi, Aurora semble tout aussi troublée.

Aucun doute possible : c'est elle.

« A… Athenais ? » je laisse échapper dans un souffle.

Depuis que je m’étais lancée en freelance comme comptable, j’avais récupéré pas mal de clients ici et là dans Bar Harbor. Mes clients étaient divers et cela me permettait de faire quelques découvertes intéressantes parfois. Aujourd’hui, j’avais d’ailleurs un rendez-vous avec un hôtel en ville qui recherchait un comptable.

Je savais que je faisais du bon boulot, j’étais même excellente. Mais il était toujours difficile pour moi de savoir me vendre lors des entretiens. J’étais toujours un peu angoissée à l’idée que faire mauvaise impression et de ne pas mettre assez en avant mon professionnalisme.

Lorsque je franchissais la porte de l’hôtel, je ressentis une légère tension serrer ma poitrine. Je m’avançai vers la réception, mon regard rapidement absorbé par l’intérieur charmant et raffiné du lieu. J’aperçois alors une silhouette, familière. Sur le moment je ne comprends pas pourquoi j’ai l’impression de reconnaitre cette personne. La jeune femme ne me remarque pas immédiatement, mais, moi, mon cœur fait un raté dans ma poitrine. J’aurais pu reconnaitre ce visage entre mille. C’était Jenna. Pendant une fraction de seconde, je pense à faire demi-tour, à fuir. Malheureusement, c’est trop tard. Nos regards se croisent et je vois que le choc est aussi évident pour elle qu’il ne l’est pour moi.

Lorsque je l’entendis murmurer mon prénom, mon vrai prénom, il n’y avait plus aucun doute quand à la situation à laquelle je faisais face. Mon souffle se coupa. Jenna, ma meilleure amie, la seule personne en qui j’avais eu une confiance absolue autrefois. Comment pourrais-je prétendre que je n’étais pas celle qu’elle a reconnue. Je n’ai aucune échappatoire, alors à mon tour je murmure. « Jenna. » Je la détaillai pendant quelques instants, son nom flottant dans le silence assourdissant de ce hall. Ce silence m’étouffa et je pris de nouveau la parole. « Je … » Ma voix se brisa un instant. Je serrai mes poings en me forçant à rester solide. « Oui c’est moi. » Ces quelques mots résonnèrent en moi. « Tu es en vacances ? »

Je me mordis les lèvres en pensant que cette question était extrêmement stupide. Enfin pas totalement car nous nous trouvions dans un hôtel, mais peut-être que ce n’était pas la question qui se devait d’être posée en premier lieu. J’avais perdue de vue ma meilleure amie une dizaine d’années auparavant et la seule question qui me venait était celle-ci … Les souvenirs me revinrent en mémoire avec force et une douleur lancinante frappa mon cœur. Sa trahison le jour de cette fameuse fête. Jamais je n’avais compris comment elle avait pu balancer cette soirée aux flics, dans quel but ? Moi qui lui faisais entièrement confiance. Avait-elle été manipulée par ses parents ? Avait-elle été jalouse de quelque chose ? Je ne savais pas.

Je fixe mon ancienne meilleure amie, sentant le poids des souvenirs m’écraser avec force. Les émotions m’envahissaient également. De la joie de la revoir après tout ce temps, de la rancœur pour sa trahison, de la surprise de nous retrouver ici, aussi improbable soit-il. Enfin, peut-être pas tant que ça en y repensant bien. Un souvenir oublié me revint en mémoire. L’envie de prendre le large pour visiter Bar Harbor, la tête pleine de rêve durant notre cours d’anglais. Je n’y avais plus pensé depuis longtemps et c’était surprenant comme le destin pouvait se jouer de nous parfois.

Je m’efforçais de respirer lentement pour ne pas laisser ma nervosité transparaitre, mais je pouvais sentir que la tension dans l’air était pesante. Quinze ans … Quinze ans de silence, de questions restées sans réponses. Mon cœur battait si fort dans ma poitrine, que j’avais la sensation que Jenna pourrait l’entendre. Quand elle me dit que c’était avec elle que j’avais rendez-vous, je cru défaillir. Cet établissement lui appartenait donc ? Pour autant je n’avais pas vu son prénom nulle part lorsque j’avais conclu cet entretien. Ma surprise était à son apogée et j’en restai un instant sans voix. Elle vivait donc ici, mais depuis combien de temps ?

La jeune femme releva mon identité avec croisant les bras. « Oui, c’est mon identité … ici. » Je regardai furtivement autour de nous. Quelques clients étaient présents. Aucun ne faisaient attention à notre discussion mais je ne pouvais courir le risque de parler de ma situation dans ce hall. « Je peux tout t’expliquer, mais pas ici. Est-ce qu’on peut aller dans ton bureau ? » lui demandai-je en fuyant un peu son regard. Je sentis une boule se former au creux de mon estomac. Pouvais-je lui vraiment tout lui dire ? Je ne savais même pas si je pouvais lui faire confiance. Sa famille et la mienne étaient en froid depuis l’évènement de la fête alors qu’est-ce qui pouvait m’assurer qu’elle ne me planterait pas un poignard dans le dos ?

Finalement, elle accepta de nous conduire à l’écart de potentielles oreilles indiscrètes. Je ne rompis pas le silence qui s’installa le temps de ce court trajet. Ce n’est que lorsque la porte du bureau se referma derrière moi que des mots s’échappèrent enfin de mes lèvres. « Je suis dans une situation compliquée … J’ai collaboré avec le FBI pour essayer de faire tomber ma famille, sauf que ça s’est su. J’ai dû fuir et changer d’identité pour ma protection. J’en sais trop et le FBI pensait que quelqu’un pourrait s’en prendre à moi pour me faire taire. » Ça me fait mal de prononcer ces mots à haute voix. C’est comme si je rendais les choses réelles. Elles le sont, mais tant que je n’en parle pas la réalité est plus supportable, comme si je me plongeais dans une sorte de déni. « Je ne sais pas ce qu’il en est de nous aujourd’hui, mais je compte sur ta discrétion … » Je plonge mon regard dans le sien et le soutiens quelques secondes, comme pour appuyer sur cette supplication. « S’il te plaît … » ajoutai-je dans un souffle. Je ne voulais pas changer de vie encore une fois. Je ne voulais pas recommencer de zéro alors que je commençais à faire de Bar Harbor ma maison.