All delighted people

« Je suis désolé. » Trois petits mots. Ce fut ainsi que leur père débuta ses explications. Immobile sur sa chaise, Tempe le fixait avec un air indéchiffrable, attendant la suite. Nick semble pour le moins mal à l’aise, comme si l’exercice était difficile pour lui. Laborieusement, il se jette à l’eau. Dit qu’il était perdu. Destructeur. Qu’il avait préféré partir pour les épargner. Un mois. Six mois. Un an. Des années… Temperance garda le silence une fois qu’il se fut tût. En réalité, les paroles de son paternel l’avaient renvoyé à sa propre fuite, après le lycée. La manière dont elle avait quitté la ville, sans même dire en revoir à Gabe, parce qu’elle savait alors qu’il chercherait à l’empêcher de partir, et qu’elle risquait de lui céder par amour. La voix de Terry brisa le silence, lui parvenant en second plan. Terry, qui laissait exploser sa rancœur, sa colère, contenue si longtemps en elle. Au mot « lâche », un rictus tordit les lèvres de Tempe. Elle aussi l’avait été, lâche. Comme quoi, le fruit ne tombe jamais bien loin de l’arbre, ne dit-on pas ?  

Terry avait ses raisons d’être en colère contre ce père défaillant. C’était l’aînée des trois, et de ce fait, celle qui avait été le plus impactée par son départ et son absence. Tempe s’était surtout rongée de culpabilité, bien consciente que sa disparition avait joué un rôle prépondérant dans l’éclatement de leur famille, et la fuite de leur père. Père qui se tenait face à elles, plusieurs décennies plus tard. Taliyah tenta d’apaiser les tensions, et de se faire juge de paix. Face à ce désastre annoncé, Tempe sortit enfin de sa torpeur. « C’est… C’est tellement… » Elle secoua la tête. « Je n’aurais pas disparu à l’âge de six ans, rien de tout ceci ne serait arrivé. Nick n’aurait pas pété les plombs et tout plaqué. » Voilà, c’était dit. Car cette vérité, tout le monde la savait, mais jamais personne ne l’avait exprimé à haute voix. Pas même leur défunte mère. Et pourtant… Elle se tourna alors vers Terry et Taliyah. « J’ai moi-même pété les plombs à la fin du lycée. Les études n’étaient qu’un prétexte pour partir d’ici. Moi aussi j’ai fait du mal aux gens que j’aimais avec cette décision égoïste… » A Gabe en premier. Elle n’avait pas mesuré à l’époque les conséquences de son geste. « Je sais aussi que ce ne sont pas quelques mots qui pourront effacer des années de souffrance et de rancœurs… » ajouta-t-elle, s’adressant cette fois-ci à son père tout autant qu'à elle-même.

C’est drôle de voir ses trois filles réunies après tout ce temps. A l’époque, il a quitté des petites filles qu’il connaissait sur le bout des doigts. Aujourd’hui, il se rend compte que ce n’est plus le cas. Ce ne sont plus des petites filles et il ne sait plus anticiper leurs réactions. Il a trois femmes adultes devant lui, toutes accomplies, et il ne sait pas comment se défendre pour la simple et bonne raison qu’il est indéfendable. Il a envie pourtant. Sincèrement. Il aimerait faire parti de leurs vies, apprendre à les connaitre de nouveau, mais il sait pertinemment qu’il risque un refus s’il ne trouve pas les bons mots. Et les bons mots, il ne les a pas. Terry, elle, est terriblement incisive contrairement à son père. Sans ciller, Nick encaisse. C’est normal. Parfaitement légitime. Il est prêt à prendre tout ce qu’il faut prendre sur lui si ça peut lui faire du bien. C’est dommage. Le sens du sacrifice, ça lui vient un peu tard. Il sent la main de sa dernière dans son dos. C’est un ange mais, Terry a raison, il n’y est pour rien. « C’est rien. » qu’il souffle d’une voix légèrement voilée à l’attention de sa plus jeune fille, il reprend : « Tout est dit comme ça. C’est important que j’entende tout ça. » Il répond à la colère de son ainée avec un sourire mal à l’aise. Comment lui en vouloir ? Il ne peut que comprendre. Le coup de grâce, c’est finalement Tempe qui le donne. Nick est scié sur place. Ok, il n’y est pour rien mais ses filles sont… incroyables. Dans tous les sens du terme. Il a mal autant qu’il est fier et touché par cette constatation. Il reste un moment silencieux, sidéré par cette réalisation, avant de trouver la force de répondre : « Je ne peux pas effacer le passé. Je ne peux pas rattraper le temps perdu. Ce qui est fait ne peut être défait, peu importe les regrets. Je veux juste… plus perdre de temps à me battre contre moi-même… » Est-ce qu’elles comprendraient ? Son alcoolisme ? Ses dépressions chroniques ? Non, certainement pas. Il s’en sort, pourtant, grâce à une rigueur de fer et si le processus est libérateur, il n’en est pas moins douloureux. Maintenant qu’il est sobre, il a tout le temps de réaliser toutes les erreurs qu’il a commises. « … et me battre pour vous. Récupérer une place dans votre vie, même minime, mais tout donner dans l’espoir que ça arrive… Ça fait trop longtemps que ma vie n’a plus aucun sens. » Se dévoiler comme ça, ce n’est pas simple pour Nick qui aligne difficilement trois mots en temps normal. Il ne sait pas comment de temps encore il va tenir mais il est bien décidé à prouver qu’il est capable de faire face.

Après des années de retenue, un torrent de colère s'échappe enfin de l'âme de Terry, une déferlante d'émotions longtemps contenues. Cependant, cette libération ne lui procure pas le soulagement escompté. Au contraire, une frustration plus profonde l'envahit à la réaction paisible de son père. Il semble avoir conscience du mal qu'il a infligé et son attitude sage laisse Terry perplexe. Face à cette sagesse, elle se retrouve muette, incapable de répondre. Elle aurait presque préféré qu'il reste de marbre, qu'il ne reconnaisse pas ses torts, pour pouvoir le haïr davantage. C'est alors que Taliyah prend la défense de leur père. Elle tempère les accusations de Terry, soulignant que celle-ci est allée trop loin. Un sentiment d'incompréhension envahit Terry. Elle ouvre la bouche pour répliquer, mais les mots s'embrouillent dans son esprit tourmenté. Elle se sent blessée que sa propre sœur puisse prendre la défense de leur père, lui qui a été absent. Elle est celle qui a toujours été là, qui a veillé sur ses deux sœurs. Le sentiment d'injustice l'étreint. Son regard se pose finalement sur Tempérance qui semble porter sur ses épaules le fardeau de toute cette situation. D'un geste réflexe, Terry pose sa main sur celle de sa sœur. « Arrête, Tempe. Rien de tout cela n'est ta faute. Il a seulement utilisé tout ça comme une excuse pour fuir. » dit-elle d'une voix douce, bien qu'elle se fiche complètement de parler de leur père de cette manière en sa présence. Elle est en colère, déçue et blessée par l'attitude de cet homme qui aurait dû être leur protecteur, mais qui a préféré fuir ses responsabilités familiales. Terry est déterminée à protéger ses sœurs, à leur montrer qu'elles n'ont pas besoin de la présence de ce père absent pour réussir leur vie.

« Tu as pris ses décisions parce que tu pensais à ce moment là que c’était la meilleure chose pour toi, c’est tout. » Elle se sent soudain hypocrite. Après tout, Terry reproche à son père d'avoir fait des choix similaires, mais elle considère la situation de Tempérance comme étant bien différente. Son père était un adulte pleinement conscient de ses responsabilités, tandis que Tempérance était une jeune femme marquée à vie par un traumatisme. Le père Lockwood décide de reprendre la parole. Ses mots trahissent son espoir en une rédemption que Terry ne peut lui offrir. La rancœur qu'elle éprouve envers cet homme est bien trop profonde pour lui accorder une seconde chance. Elle plonge alors son regard dans le sien, une lueur hautaine, presque dédaigneuse, dans ses yeux. « Les filles sont adultes et prendront leurs propres décisions. Quant à moi, je ne veux plus jamais entendre parler de toi ni te revoir. » rétorque-t-elle d'un ton catégorique. Ses paroles sont sans équivoque, son jugement tranché. Pour Terry, son père est mort le jour où il a choisi d'abandonner sa famille. Il est un étranger à ses yeux, un lien brisé irrémédiablement. « J'espère que vous accepterez ma décision. » ajoute-t-elle avec un brin de douceur en se tournant vers ses sœurs. Son regard se pose principalement sur Taliyah, cherchant sa compréhension. Terry sait que sa sœur ne peut pas lui en vouloir d'avoir finalement tiré une ligne claire dans le sable, mettant un terme aux souffrances infligées par un père absent. La décision est prise, irrévocable, et la vie continuera, désormais libérée de ces chaînes pesantes.

C'était donc ça désormais une réunion familiale ? C'était à ça que ressemblait leur famille désormais ? Un tas de rancœur et de non-dits. Taliyah était déçue, non pas qu'elle s'attendait à un accueil chaleureux, non, mais elle s'attendait à mieux. Au moins à des réactions réfléchies et à de la compréhension, mais au lieu de ça, elle avait une Temperance complètement déboussolé pour ne pas dire paumé et une Terry complètement ravagée par la haine. Le père, lui semblait encaisser, mais Taliyah se doutait que dans le fond son cœur de père devait saigner, au milieu de tout ça, il y avait la petite Lockwood qui ne demandait qu'à retrouver le calme et à aider sa famille à se retrouver en résolvant les conflits du passé. Pour le coup, elle se demandait si les faire venir avait été une bonne idée ? Peut-être aurait-elle simplement dû ne rien faire et leur laisser vivre chacun leurs vies de leurs côtés ?

Au plus elle y pensait, au plus son cœur lui disait que dans le fond, elle espérait qu'un jour, sa famille soit une véritable famille et pas un cercle où tout le monde joue en solo. La colère de l'aînée pesait sur l'ambiance et il fallait admettre que Taliyah avait beaucoup de mal avec ce genre de comportement, elle le comprenait... En quelque sorte... Mais, elle espérait quand même plus de compréhension de sa part, elle s'était complètement braquée dès le début et n'avait fait qu'aboyer sur ce pauvre Nicholas qui essayait tant bien que mal de s'excuser. Tout le monde fait des erreurs dans la vie, c'est humain. Maintenant, je ne suis personne pour t'obliger à quoi que ce soit Terry, j'essayais simplement de... Laisse tomber Elle soupirait, c'était comme ça que ça se passerait tout le restant de leurs vies alors ? Peu pour Taliyah. Elle voulait juste bien faire. Tu sais, si t'as aussi envie de t'énerver, de crier tes quatre vérités et de ne rien vouloir entendre de plus, tu es libre de le faire Temperance. Tout comme tu es libre de faire comme notre charmante sœur, tirer un trait et partir. Disait-elle en regardant sa sœur.

Nick encaissait les reproches sans sourciller, sans non plus sembler vouloir chercher à s’y soustraire, au plus grand étonnement de Tempe. Il essaie même de faire amende honorable auprès d’elles, sans chercher à minimiser ses torts. Evidemment, Taliyah affiche un soutien inconditionnel à son égard. Me battre contre moi-même… Tempe tressaillit à ces mots, tant ils faisaient écho en elle. Elle aussi avait cherché à se battre contre elle-même, contre ses démons, optant pour la fuite. Elle réalisait, bien trop tard, que cela avait été une erreur. Comme elle l’avait souligné juste avant, elle avait réagit comme lui à l’époque. Et cela, elle n’en démordrait pas, malgré que Terry tente de la déculpabiliser. Contre toute attente, Temperance s’opposa à son aînée. « Non Terry. Moi aussi c’était une excuse pour partir d’ici. Moi aussi j’ai fuis, sans songer aux conséquences. Demande à Gabe, ce qu’il en pense, des conséquences. » Gabe ne lui en tenait pas rigueur, en apparence, mais elle s’en voulait suffisamment pour deux.

Terry enfonce le clou, rejetant ouvertement ce père nouvellement repentant.  Tempe se sentait partagée, beaucoup moins tranchée dans sa prise de position que sa sœur. Elle avait également pitié de Tal, qui avait sans aucun doute espéré que cette rencontre se déroule autrement. Tal qui de ce fait, se tournait vers elle pour lui laisser une possibilité de tourner le dos, elle aussi, à leur père. Tal piquée au vif par la réaction de Terry, c’était flagrant. « Tal écoute je… » Tempe regarda tout le monde tour à tour, puis s’arrêta sur Nicholas. « Pour être honnête avec toi, je ne sais pas si je pourrais te pardonner. L’adulte que je suis aujourd’hui le pourra probablement, mais l’enfant que j’ai été, je n’en suis pas sûre. » Mais pour le savoir, il faudrait déjà qu’elle essaie. Elle se souvint des mots de Gabe, qui lui avait conseillé d’écouter ce que Nick avait à lui dire. D’une certaine manière, elle lui tendait une perche. A lui de la saisir.

Nick a erré une bonne partie de sa vie sans réel but. Sans aucune attache, sans aucune réussite à part celle de continuer à se lever chaque jour sans se tirer une balle. De son profond malheur, il savait qu’il ne pouvait pas parler. Pas à ses filles, en tout cas. Il ne sait pas comment on vit l’absence d’un père mais il devine le mal que ça doit faire. Surtout dans les conditions qui sont les leurs. Il était content de voir qu’elles avaient réussi à s’accomplir malgré ça. Malgré lui. Auraient-elles aussi bien tournées si elles avaient assisté au spectacle d’un père qui se détruit ? Son absence ou sa présence, Nick ne savait pas ce qui était pire. Ça aussi, il le gardait pour lui. Il était assez sage pour savoir qu’il ne pouvait que faire profil bas dans cette situation. Prouver que ses intentions sont bonnes, qu’il veut sincèrement la rédemption. Ça ne peut pas se faire dans la force. Les mots de son ainée le percutent de plein fouet. Quelle force de caractère. S’il est admiratif, il aurait préféré que cette force ne soit pas dirigée contre lui. Il le méritait. Sans aucun doute. Raison pour laquelle il ne pouvait même pas s’imaginer se défendre. « Aucun problème, Theresa. Je comprends. » Assumer, c’était aussi accepter qu’on se prenne un refus. Celui-là lui laissait un goût amer, lui retournait le coeur, mais c’était prévisible. Evidemment, Taliyah ne tarda pas à monter au créneau pour le défendre. Il est touché. Forcément. Mais il ne veut pas voir ses enfants se déchirer par sa faute alors il tempère : « Ne vous fâchez pas. Pas pour ça. Personne n’est en tort dans cette histoire à part moi. » Il soupire discrètement avant d’affronter le regard de Tempe. C’était son tour de donner son verdict et le sien était plus nuancé que celui de ses soeurs. Nick s’arrêta de respirer le temps de l’écouter. « Je ne vous demande pas de me pardonner. Je ne peux pas me pardonner moi-même. » Il regarde tour à tour ses filles. « Mais il n’est peut-être pas trop tard pour passer des moments ensemble… De temps en temps. » Se confier autant, il n’en était capable que pour elles. Il était plus du genre ours mal léché d’habitude.

La colère qui avait habité Terry en voyant son père se dissipe peu à peu, laissant place à la tristesse sur son visage. Elle est profondément déçue de voir comment sa sœur défend leur père, adoptant même un ton hautain avec elle, comme si elle ne pouvait comprendre d'où vient cette rancœur chez Terry. Ce trait de caractère chez Taliyah la surprend, car elle ne l'a jamais connu ainsi. Terry avait naïvement pensé que leur relation n'aurait pas changé au fil des années. Elle fixe sa sœur avec incrédulité, tandis que Taliyah se moque ouvertement de sa décision de ne pas pardonner à leur père. Un tourbillon d'émotions l'envahit, mais elle refuse catégoriquement de s'effondrer devant cet homme qui n'a plus aucune importance à ses yeux. Nicholas semble percevoir le malaise palpable entre les trois sœurs et intervient en prenant la responsabilité de la situation. Pourtant, ses paroles ne parviennent pas à ébranler Theresa, qui reste inflexible et ne lui accorde pas la moindre once d'attention.

Terry supporte de moins en moins cette conversation, elle se sent accablée d'être la seule à passer pour la méchante, après avoir sacrifié son adolescence pour élever ses sœurs, pendant que lui été absent. Ses sœurs, plus particulièrement Taliyah, semblent maintenant lui reprocher de ne pas pardonner à un homme qui l'a forcée à devenir mature trop tôt. Elle se lève, préférant mettre fin à cette discussion douloureuse. « Je préfère rentrer, histoire de vous laisser à votre moment familiale » déclare-t-elle, une larme silencieuse glissant le long de sa joue qu'elle essuie rapidement. Terry jette un dernier regard vers ses sœurs, puis vers son père. Elle ouvre la bouche, hésitant à dire quelque chose, mais finalement se ravise, tournant le dos à sa famille. Elle s'éloigne de la table, tellement perturbée qu'elle ne remarque même pas les regards curieux des clients du café posés sur elle. Lorsqu'elle atteint l'extérieur, elle respire profondément, sentant enfin l'air libérateur lui remplir les poumons.

Malgré le bon sens qui semblait prévaloir, tout s'est rapidement transformé en cauchemar. Sa soeur aînée avait définitivement fermé la porte, refusant de parler ou d'entendre quoi que ce soit de la part du père Lockwood. Taliyah pouvait comprendre en partie la réaction de sa grande soeur, mais une autre partie d'elle-même était perplexe. Le temps était censé apaiser les tensions, n'est-ce pas ? S'il pouvait apaiser la douleur, il devrait également être capable de calmer la rancœur, non ? C'est alors que Terry fit son salut d'une manière un peu théâtrale, animant l'instant.

Je... Excusez-moi, je vais aller parler avec Terry, dit Taliyah en se redressant. Elle tapota doucement le dos de sa soeur, Temperance, comme pour la remercier et lui dire "merci d'agir ainsi, de ne pas dramatiser la situation". Je reviens, ne vous écharpez pas en mon absence. C'était une petite plaisanterie pour détendre l'atmosphère, puis Taliyah emprunta le même chemin que sa soeur peu de temps auparavant.

Terry se tenait dehors, respirant l'air frais comme s'il s'était senti étouffé à l'intérieur. Toujours aussi douée pour les sorties théâtrales, commenta-t-elle en s'approchant de sa soeur. Une fois à sa hauteur, son regard se posa sur elle. Je suis désolée, je pensais bien faire... J'espérais que nous pourrions discuter et essayer d'avancer tous ensemble... Mais il est clair que sa soeur n'était pas prête à faire un pas en avant et à tourner la page.