All delighted people

Assis sur une des chaises d’un petit bar de la ville, Gauthier n’en menait pas large. Il était nerveux.  Il s’était installé à une petite table tranquille dans le fond du bar. Son regard ne quittait pas la porte d’entrée. Quand est-ce qu’elle allait arriver ? L’attente était une véritable torture. C’était sa faute. Un quart d’heure d’avance, franchement, était-ce bien nécessaire ? Il s’était figuré que oui. Après tout, c’était toujours mieux d’être ici que de tourner en rond chez lui. Maintenant qu’il était là cependant, il regrettait. Il n’aurait jamais du se laisser convaincre par ses amis d’installer cette application de rencontre débile. Déjà parce que ça l’avait poussé à faire toute une série de selfies de lui et qu’il avait trouvé l’exercice atroce mais surtout parce que ça ne lui ressemblait pas. Qu’est-ce qu’il espérait au juste, le grand amour ? Il aimait le hasard, les coups du destin. Il ne le savait pas encore mais il serait largement servi à ce niveau-là ce soir.
Une mignonne petite brune fit son entrée dans le bar et Gauthier reconnut la fille des photos de son téléphone dans les traits de l’inconnue. Elle était venue. Bonne nouvelle. Ou bien ? Il ne savait plus trop à ce stade-là. Il lui fit un petit signe de la main pour attirer son attention et elle s’élança aussitôt vers lui. Il baissa alors son regard sur son t-shirt. Il avait vraiment mis ce truc avec les coeurs rouges ? Mon Dieu. Des fois, il regrettait son manque de sobriété. Il releva les yeux, força un sourire alors que la jeune femme prenait place en face de lui. « Salut ! Je t’attendais pour commander. » Tant bien que mal, Gauthier tentait d’avoir l’air naturel dans une manoeuvre qui n’avait rien d’inné pour lui. C’est là qu’il décida d’attirer l’attention du staff et que son regard se heurta à celui d’un fantôme de son passé. Brionny Thorns en personne. Il cilla alors qu’il comprenait qu’elle était en service ici. Pas elle. Pas maintenant. Pas comme ça. Il lui fallut un effort surhumain pour ne pas se perdre dans sa contemplation. Après dix ans sans aucune nouvelle, la recroiser dans de telles circonstances était une belle ironie du sort. Un fabuleux coup du destin ! Intérieurement, Gauthier riait jaune. « L’ambiance est pas terrible ici, non ? On devrait peut-être… » Le reste de ses mots était resté coincé dans sa gorge, Brionny s’étant matérialisé juste devant eux. Gauthier écouta avec désespoir son date du soir commander. Trop tard, tentative d’esquive loupée. Il se résigna alors à faire semblant de ne pas reconnaitre la prom queen qui lui avait un jour volé son coeur. « Une pression. En 50, s’il vous plait. » Il l’avait vouvoyée ! Il était surpris par sa propre goujaterie.

La nervosité de Gauthier s’était intensifiée. On pouvait difficilement faire pire comme cas de figure. Il n’était déjà pas très emballé par ce rendez-vous avant de voir apparaitre Brionny mais là, il avait clairement envie de partir en courant. Il était pourtant resté vissé à sa chaise, maudissant le destin d’avoir mis Brionny sur sa route ce soir-là. Il sentait son regard sur lui et se faisait violence pour ne pas y répondre. Il savait ce qu’il risquait. Il n’avait pas envie de la voir. Pas envie de la trouver aussi belle qu’il y a dix ans, encore moins envie de se remémorer le passé. Ça ne lui apporterait rien de bon. Il laissa néanmoins tomber toutes ses barrières lorsqu’elle fit à son tour une intervention culottée. Elle voulait jouer à ça ? « Une brune, merci. » Gauthier ne savait pas s’il était franchement amusé ou carrément énervé mais, quoi qu’il en soit, il était partant. Il était incapable de refuser un jeu, aussi vicieux soit-il. « On a tendance à croire que la blonde est une valeur sûre… » Son regard s’était planté dans celui de la blonde et ça n’avait pas loupé. Elle était aussi belle qu’il y a dix ans, peut-être même plus. Et il se rappelait que trop bien cet été passé à l’aimer dans le secret de tous. Ça ne lui apportait rien de bon et, justement, rien de bon s’apprêtait à sortir de sa bouche : « … Mais au final, on se retrouve souvent déçu par sa légèreté. » Il lui renvoya un sourire, tant et si bien absorbé par leur petite joute verbale qu’il en oublia la brune assise en face de lui qui se racla la gorge pour dire : « Eh bien moi, j’aime pas la bière alors… » Un brin gêné, Gauthier en profita pour détourner son attention et se focaliser sur son rendez-vous du soir. C’était tout ce qu’on lui demandait ce soir : tenir une conversation avec cette fille et ne pas répondre aux provocations de son ex. Facile.

Pourquoi fallait-il qu’elle surenchérisse ? Gauthier se pinçait les lèvres pour ne rien dire, retenant tout le venin qu’il avait encore à cacher. Il essayait de garder le regard ancré sur son rendez-vous du soir mais, rien n’y faisait, il retournait toujours à celui de Brionny. Il avait serré la mâchoire, tourné la langue sept fois dans sa bouche, prit deux grandes inspirations et… Non. C’était beaucoup plus fort que lui. « Un sale caractère, oui. Je laisse ça aux masochistes. » Ok, si ce n’était pas encore évident que ces deux-là se connaissaient, ça devait commencer à l’être maintenant. Le médecin ne prit même pas la peine de recueillir la réaction de sa compagne de la soirée et s’enferma dans ses pensées alors que Brionny s’éloignait. « Vous vous connaissez ? » Hein ? Quoi ? Il avait secoué la tête, visiblement ailleurs. « Non. » C’était un mensonge. Il reprit : « Pas vraiment. » Après dix ans, pouvait-il vraiment dire qu’il la connaissait ? La notion était sans doute un peu exagérée alors il en profitait pour prétendre être de bonne foi. Heureusement, la brune ne chercha pas à en savoir plus. Ou plutôt, elle n’en avait pas eu l’occasion. Brionny était revenue avec leur commande et elle en profita pour les gâter de sa plus belle vacherie. C’était bas, en plus d’être totalement faux. Comment est-ce qu’il aurait pu lui refiler quoi que ce soit ? Elle était la première fille qu’il avait jamais ramené dans son lit. « Tu sais quoi ? Je vais y aller. Je crois que vous avez des trucs à régler tous les deux. » Deuxième coup de massue. Il se faisait planter ? Sérieux ? Le pire, c’est qu’il n’avait rien trouvé à dire. Il s’était contenté de regarder sa bière, interdit. Putain. Il aimait même pas ça la bière brune. Après quelques secondes en suspend, il attrapa le mojito de son rencard foireux et l’avala en deux fois. Le rhum avait réveillé son courage et il avait traversé le bar pour retrouver Brionny. « La chlamydia, t’es sérieuse ? Décidément y’a des trucs qui changent pas, dix ans après t’es toujours la reine des garces ! »

A l’époque, Gauthier avait déjà vu Brionny à l’oeuvre. Le dédain, les airs supérieurs, la langue acérée… Il connaissait et si ce n’était pas ce qu’il avait préféré chez elle, il devait bien admettre qu’il lui trouvait un talent tout particulier pour jouer la reine des glaces. S’était-elle perfectionnée avec le temps ? Il semblerait. C’est à peine si elle cillait alors qu’il n’arrivait pas à masquer son mécontentement. Ça l’énervait autant qu’il en était admiratif. « Visiblement puisque t’es en train de violemment me les briser ! » Elle soupire, lève les yeux au ciel, Gauthier inspire. Elle était si agaçante. Il aimerait y être totalement hermétique. Ou au moins feindre de l’être. « Tu te fous de moi ? Tu voulais que je te dise bonjour ! C’est tout ? Depuis quand t’as besoin de ma considération ? » Oh, il était bien conscient que ça n’avait pas été très futé comme comportement à adopter mais il était hors de question de l’admettre. Et puis il avait paniqué, c’est tout. Il n’allait quand même pas s’excuser de ne pas avoir su quoi faire devant une ex qu’il n’avait pas vu depuis des années, si ? Contre toute attente, la dernière réplique de l’ancienne reine des abeilles ne l’énerva pas. Au contraire. Il avait pouffé. En s’en rendant compte, il avait essayé de se maîtriser mais ça n’avait eu que l’effet inverse. Bordel de merde. « Et tu me souhaites mieux, c’est ça ? Brionny la bonne fée ! Trop gentille, franchement, moi qui pensais que t’agissais par jalousie. » Et il lui tendait la perche maintenant ! Hit me with your best shot. Peut-être qu’il était maso tout compte fait.

Venait-elle tout juste de parler de sa mère ? En bon petit dernier chouchouté par sa famille, Gauthier avait horreur qu’on dise un mot de travers sur ses géniteurs. Il fronça les sourcils. « Non, ma mère a très bien fait son travail. Elle m’a appris à éviter les filles comme toi. » Ok, c’était bas. Mais c’était pour défendre Mamma Frost alors tous les coups étaient permis. Peut-être que Brionny était inspirante parce qu’il était arrivé à lui sortir un des sourires ultra condescendant dont elle avait le secret. Le prochain round est déjà entamé mais ils se font interrompre par le barman. Elle doit travailler. Bah oui. C’est vrai. C’est son travail ici. Ça, c’était bien quelque chose que Gauthier ne comprendrait jamais. Il avait vu du potentiel chez elle. Enfin, c’est ce qu’il avait cru voir. Il commençait à se dire qu’il avait été aveuglé par l’affection qu’il lui portait à l’époque. Quoi qu’il en soit, leur petite gueguerre touchait à sa fin et le médecin était presque… oui. Déçu. Il n’en avait pas fini avec elle. Et sans doute qu’elle voulait avoir le dernier mot puisque Gauthier ne tarda pas à sentir sa main sur son bras. Il avait baissé le regard sur ses doigts. Est-ce qu’elle allait lui déchirer la peau avec ses ongles manucurés là ? Elle murmure, Gauthier sourit comme le crétin qu’elle l’accuse d’être. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez lui ? « Merci ma puce, je suis sincèrement heureux de te voir si épanouie. » qu’il avait répliqué en relevant les yeux sur elle, son sarcasme étant visiblement contagieux. Elle le relâche, il la rattrape. « Attends. T’oublies quelque chose. » Il sort de sa poche quelques billets et les place dans sa main. « Garde la monnaie. » Sourire amusé d’un mec fier d’être un parfait connard. C’était de bonne guerre. Foutu pour foutu, il s’installa au bar et commanda un autre verre.