All delighted people

out of the forest, i come with my flowers

— D’Ira, on ne sait finalement pas grand-chose de son passé. Lui ne raconte jamais. Enfin, plus exactement, il ne parle jamais de lui. Personne ne sait qu’il est né au milieu de nulle part dans le Nebraska dans une communauté religieuse au début des années 80. Qu’il y a grandi jusqu’à ses dix ans, même si survivre aurait probablement été le terme plus exact. L’état de son corps et certaines de ses réactions le trahissent parfois. Pour faire court, dans cette communauté, sous l’égide du Tout Puissant, comme disait son pasteur de géniteur, il y avait lui. Ses épouses. Ses ouailles. Et sa flopée d’enfants, déscolarisés, qu’on dressait à la dure plus à devenir de parfaits petits ouvriers obéissant qu’autres choses. Enfin ça, c’était avant que la Protection de l’Enfance mette son nez dedans, après le décès au mieux évitable et au pire suspect de deux frères aînés d’Ira. D’ailleurs, l’agent qui s’est aperçu du pot-aux-roses l’a deviné en s’apercevant à la suite des signalements des fermiers du voisinages des nouvelles tombes qui apparaissaient de temps en temps et que onze ans, c’était un peu jeune pour rejoindre le Seigneur surtout si on était en pleine forme les mois précédents et qu’on n’a pas jugé bon de consulter les médecins du coin. Oui parce que le Pasteur, il croit à la guérison par la prière, voyez-vous.

— Parce que le monde est mal fait, on peut difficilement lancer une enquête pour ça. En revanche, il se trouve que le Pasteur, toute organisation religieuse qu’il est, n’a pas correctement déclaré ses revenus au fisc. Et le fisc, il n’aime pas des masses quand on essaie de lui soustraire des sous. Et ça, ça permet de lancer une enquête. C’est ainsi que le calvaire d’Ira et de ses frères et sœurs prend fin un matin de mars 1990. Le Pasteur, qui déclare en dernier recours qu’il ne reconnaît que la Justice de Dieu, est reconnu coupable de fraude un an plus tard et de maltraitance infantile avec un soupçon de dérive sectaire. Le juge a dit prison à vie. Donc on ne devrait plus le revoir de sitôt

— Par contre, il y a eu un hic. Parce que figurez-vous que Monsieur le Pasteur, il était canadien. De Winnipeg, même. Donc techniquement, les enfants aussi. Est-ce que l’administration étatsunienne a trouvé là une excellente excuse pour se débarrasser du « Problème » que posait cette vingtaine d’enfants seuls au monde après que les mères respectives s’en soient désintéresser pour aller vivre leur Foi ailleurs ? La réponse est ... bien évidement que oui.

— Figurez-vous cependant que pour la progéniture du Pasteur, les services sociaux canadien ont plutôt bien faire leur boulot, en ce qui concerne les suivis, les placements et ce genre de chose. Peut-être que le retentissement médiatique de l’affaire a aidé. On ne sait pas trop mais Ira, à défaut de pouvoir croire en Dieu après tout ça, croit à sa bonne étoile. Les enfants sont d’abord réunis dans un centre où ils sont soigneusement suivis et éduqués. Au chose de l’extérieur déjà, la technologie n’existait dans la communauté. Tout court aussi, aucun des enfants ne savent lire ou écrire. Puis dès qu’ils sont prêts, on les place dans des familles triées sur le volet avec, parce qu’ils sont soudés comme les doigts d’une main, possibilité de continuer à s’écrire, s’appeler et se voir. C’est que l’opinion public veille. Si Ira a rattrapé la plupart de ses retards, sa lecture et son écriture restent maladroites. Plus tard, il apprendra les annales par cœur des examens de l’école de police après avoir été recalé deux fois à cause de ça. Il avait perdu trop de temps à lire et comprendre les questions de l’examen écrit.

— Ira, et sa demi-sœur Sela, atterrissent chez Madame Kipling, professeur de piano à Edmonton qui leur permettra somme-toute de finir une enfance et une adolescence normale. Pour Ira, Madame Kipling est sa mère contrairement à l’ombre diaphane de ses souvenirs qui ne s’est jamais occupée de lui. C’est Madame Kipling qui l’a élevé, grondé, qui lui a appris la vie et le piano aussi. Il en joue plutôt bien.  D’ailleurs, il l’a très vite appelé Maman. Au grand étonnement des gens qui ne les connaissent pas. En effet, Madame Kipling, Verity de son prénom, est métisse.

— A dix-huit ans, après des études pas forcément très brillantes (contrairement à Sela, mais Sela, elle est trop intelligente pour ce bas monde), il éprouve le besoin de prendre l’air. Ça tombe bien, Gideon, un autre membre de la fratrie, commence des études de droit à Toronto et veut bien lui prêter un morceau de canapé. Il a besoin d’aide pour garder un œil sur Hyrum, un autre frère encore et s’il se souvient, dans le genre chien de chasse, Ira se pose là. Challenge Accepted.

— Sauf que courir après Hyrum, ça rempli pas le porte-monnaie et ça n’occupe pas toute la journée. C’est un peu par hasard qu’Ira se retrouve à l’école de Police. Très clairement, il a vu la lumière, il est rentré, on lui a expliqué qu’il aurait un salaire rapidement, il a signé direct. D’autant que, adopté depuis par Verity dont il porte le nom de famille maintenant, il n’a plus trop de mal à prouver sa nationalité

— De fil en aiguille et après quelques difficultés citées plus haut, le voici une certaine Eryn Miller. Le courant passe très vite. Elle est caution sérieuse du duo, lui la caution sociable. Bon, d’accord, le fait qu’ils ont passé leurs premières patrouilles dans un quartier où manifestement Ira connaissait par leur prénom la plupart des dealers (merci Hyrum) a probablement aidé à récupérer ce rôle. De fait, Ira papote beaucoup. Avec les commerçants. Avec les administrés. Avec les victimes. Avec les suspects. Jusque dans les cellules de garde à vue, il tchatche. Rarement de l’affaire en cours d’ailleurs. Mais Eryn est probablement la seule de leur commissariat de rattachement à avoir compris que chaque question, chaque sujet abordé n’était pas inutile. Même si elle prononçait vingt-cinq fois par jour « Ira. Abrège. »

— Quand Ira papote, il parle de ses frères, de ses sœurs, de ses neveux et nièce, de sa mère, de ses voisins ... Ses collègues et probablement Eryn pensent que c’est du flan, parce qu’il n’a pas de photo d’eux (les photos, ça vole les âmes, faut éviter) et qu’on ne les voit jamais, ces gens-là. C’est juste un genre qu’il se donner, pour entamer la conversation.

— D’Eryn, elle a connu son mari, ses filles qu’il lui est même arrivé de garder certains soirs. Alors quand on lui annonce qu’Eryn est coupable de meurtre, il n’y croit pas. Pas du tout. Lui franchement pourquoi pas, il y a vraiment des fois où le boulot l’a bouffé et qu’il a été à deux doigts de commettre l’irréparable mais sa bonne étoile et Eryn, justement l’en ont empêché. Alors brusquement, dans sa vie, ça fait un vide. Un énorme vide. S’il avait su. Peut-être qu’il aurait pu. C’est ce qu’il raconte à Hyrum au comptoir du bar dans lequel il travaille, tout en surveillant sa consommation parce que ce serait débile que cet idiot se soit enfin débarrassé de Charybde (les substances euphorisantes) pour tomber dans Scylla (l’alcool). Alors il fait tout pour l’aider à se sortir de là. Il est même prêt à proposer les services d’un avocat qu’il connaît bien mais on ne lui laisse pas la place. Il arrive quand même pendant un temps à lui faire parvenir ses chocolats préférés en prison. Il essaie aussi de refaire l’enquête, revoir les preuves, comprendre, trouver, causer avec qui veut bien causer jusqu’à risquer de se prendre des ordonnances d’interdit.

— Tout devient nul après ça. Son nouveau binôme est un con, d’ailleurs ils finissent par en venir aux mains. Ira sauve son poste de justesse grâce à ses bonnes évaluations mais on le case aux archives, en espérant qu’il fasse plus de vague. Dans un endroit, genre, avec des mots PARTOUT. Où il faut lire TOUT LE TEMPS. Et écrire. Bon l’avantage, c’est qu’il a encore plus de temps et surtout les données sous la main pour continuer son enquête parallèle

— Par « chance », son nouveau poste n’a pas le temps de le rendre fou. Alors qu’il va chercher Sela venue tout droit de Montréal pour lui remonter le moral à l’aéroport, un chauffard ivre le percute de plein fouet. Puis il ne se souvient de plus de rien, si ce n’est se réveiller huit semaines plus tard, la bouche complètement pâteuse, avec Sela qui pleure sur son torse en lui disant que s’il meurt, elle le tue. Ses premiers mots au réveil auront donc été « ... C’pas possible c’q’tu dis. »

— Parce que Sela (vous vous souvenez, elle était brillante, il a dit) est médecin, elle l’envoie chez une amie à elle, dans une clinique de rééducation de Montréal avec ordre de le remettre sur pied et peu importe le temps que ça prend. Du coup, pause dans l’enquête. Et puis la Police lui dit que bon, ils ne vont pas l’attendre cent-sept ans donc c’était sympa mais bonne continuation. Donc plus de revenus. Mais en fait si. Gideon est furax. Gideon est avocat. Gideon a fait raquer l’assurance du chauffard en expliquant que le type, non content d’avoir manqué de lui zigouiller son petit frère, il était septuplement en faute vis à vis du code de la route. Que peut être qu’il ne s’en remettrait jamais. Les assurances ont eu peur. Les assurances ont payé. Beaucoup. Puisque qu’Ira il n’y connaît rien à l’argent, Gideon l’a placé. Ira est donc riche. Très riche. Ça fait cher payé pour finalement ne plus avoir qu’une jambe boiteuse gauche jusqu’à la fin de ses jours. En tout cas, c’est ce qu’Ira pense. Gideon, lui, dit qu’il aurait dû réclamer beaucoup plus.

— Sauf qu’Ira, la richesse, il s’en fiche. En plus Erin est morte, il l’a appris en rééducation. Donc le monde, c’est définitivement nul. Même si bon, c’est Saint Thomas, Ira, l’histoire elle est louche depuis le début. Il n’y croit pas trop. D’abord la question du fric. Verity dit merci mais non merci. La Famille répondra unanimement la même chose. Ou alors demandera un petit truc qui ne sera qu’une goutte d’eau dans l’océan de la cagnotte. D’ailleurs, après un petit séjour de deux ans à Edmonton a déprimer devant la neige ou la canicule, on l'envoie d’un commun accord chez encore une autre sœur, Temperance, ancienne infirmière mariée à un chirurgien sur la Côte Est des États Unis, avec qui elle a eu une paire de jumeau. Ira pouponne un peu. Puis la mort d’Erin revient hanter ses nuits d’insomnie. Alors il achète un ordinateur portable (il peut bien hein, en plus il n’en avait jamais eu un à lui avant), et c’est repartie pour de l’enquête.

— Il lui faut bien trois ans d’enquête nocturne, d’épluchage systématiques d’archives en tout genre et de coup de téléphone improbables à des administrations dont il ignorait l’existence avant de les trouver sur internet pour se dire que ça y est, il avait effectivement raison. Elle est vivante. Il a quand même la présence d’esprit d’engager un type pour qu’il aille vérifier qu’il ne s’est pas trompé, c’est bien la bonne Erin. Cela évite aussi un aller-retour inutile, parce que depuis l’accident, les relations entre Ira et les véhicules motorisés, c’est un peu compliqué.

— Une fois la confirmation reçue, il s’agit d’aller la voir et lui dire tout ce qu’il n’a pas eu le temps de lui dire avant. Et puis d’ailleurs, est ce qu’elle l’appréciera toujours avec sa gueule cassée et sa jambe raide, hein ? Ira prépare quand même son voyage. Préparer, dans le jargon Iratien, c’est mettre son peu d’affaire dans une valise taille cabine bleu turquoise, chopper le chat (oui parce que l’un des chats de cette maison est à lui) pour le mettre dans son sac à dos (par chance, ça va vite, le chat est aussi commère que lui.) (Il s’appelle Hyrum) (Oui, Hyrum-l-humain est outré), vérifier les horaires du bus qui va Fayette Ville à Boston. La suite on verra.

— Après quelques péripéties, une nuit d’hôtel, un avion et un taxi , Ira est arrivé à Bar Harbor. Il a actuellement 71... 72 appels en absence mais il est là. Et c’est bien tout ce qui compte.